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Césars 2019

C’est le rendez-vous annuel du cinéma français, selon l’expression consacrée. Un cinéma qui, du goût de certains, n’est pas représenté dans son intégralité et dans toute sa diversité, mais un cinéma quand même. Qui se regarde un peu trop le nombril parfois, qui se prend un peu trop au sérieux de temps en temps. Un cinéma qui, ce n’est que mon avis, n’a bien souvent rien à envier à son homologue hollywoodien, comme quoi les petits budgets feraient les grands films. Il ne faudrait tout de même pas confondre cinéma français et Césars du cinéma français.

Bien que j’apprécie cette cérémonie et son côté rassembleur d’une certaine génération d’artistes, mon point de vue est chaque année quelque peu mitigé. Question de goûts et de couleurs peut-être. Si l’académie se fait forte de vouloir récompenser également les comédies et films plus « grand public » et que cela se ressent régulièrement dans sa sélection, les résultats ne suivent souvent pas. L’année dernière, c’est le pourtant joyeux et très réussi Sens de la fête du duo Toledano-Nakache qui était reparti bredouille malgré ses nombreuses nominations. Cette fois-ci, la déception prend les traits du magnifique Grand Bain de Gilles Lellouche. Beaucoup avaient placé espoir en ce film qui, il est vrai, était bien plus qu’une simple comédie, plus profond, plus sensible, plébiscité à la fois par le public et la critique. Certains pronostics le voyaient donc tout naturellement obtenir le César du meilleur réalisateur, voire du meilleur film, qui sait ? Il n’en fût rien. Sur 10 chances de gagner, rien qu’un prix remporté. Seul Philippe Katerine sût tirer son épingle du jeu et décrocher, méritant, le meilleur second rôle. Et ça en valait la peine. Un discours à son image ainsi qu’à celle de Thierry, son personnage dans le film, drôle, touchant et un peu fou.

Pour contrer les critiques réclamant plus de diversité et de comédies aux Césars, l’académie a donc créé depuis l’année dernière le César du public, qui récompense le film ayant attiré le plus de spectateurs en salles. La popularité n’est certes pas un gage de qualité concernant une œuvre, cependant ce nouveau prix traduit bien la volonté des votants de contenter le grand public à moindres frais. Cette année, c’est donc sans surprise Les Tuche 3 d’Olivier Baroux qui eut droit à la distinction. Jolie coïncidence, c’est justement Kad Merad qui était maître de cérémonie, permettant ainsi les retrouvailles entre les deux anciens du duo Kad et Olivier.

Force est de constater que le palmarès global des Césars 2019 fait la part belle aux drames sociaux. Dans le très réussi Les Chatouilles, réalisé par Éric Métayer et Andréa Bescond et (très) largement inspiré de l’histoire de cette dernière, on assiste à la reconstruction par la danse d’une jeune femme abusée sexuellement durant son enfance par un ami de la famille. Le film obtient le César de la meilleure adaptation, ainsi que celui de la meilleure actrice dans un second rôle pour Karin Viard, détestablement parfaite dans son interprétation d’une mère ne voulant rien voir des souffrances de sa fille.

Eric Métayer et Andréa Bescond

Jusqu’à la garde, de Xavier Legrand, raconte quant à lui l’histoire de Myriam, battue par son mari, qui décide de partir et de traduire celui-ci en justice afin de cesser son emprise sur elle et leurs enfants. Léa Drucker, magistrale, remporte pour ce rôle difficile et douloureux le César de la meilleure actrice, tandis que Denis Ménochet, lui, reste bredouille malgré une performance inquiétante qui composait l’un des piliers du film. Quant à Xavier Legrand, si certains s’étonnaient de ne pas le voir remporter le César du meilleur premier, c’est tout simplement qu’il a fait mieux ! Dépassant des réalisateurs aguerris tels que Jacques Audiard, il entre dans le cercle très fermé de ceux qui ont obtenu un César du meilleur film dès leur première réalisation.

En bref

  • César du meilleur acteur : Alex Lutz pour son époustouflante transformation en Guy, ce chanteur à succès des années 60-70, devenu ringard et quelque peu paumé par le monde d’aujourd’hui.
    • César du meilleur scénario original : Xavier Legrand pour Jusqu’à la garde.
    • César du meilleur espoir masculin : Dylan Robert pour Shéhérazade.
    • César du meilleur espoir féminin : Kenza Fortas pour Shéhérazade. Carton plein pour les deux jeunes interprètes de cette chronique marseillaise, choisis par le réalisateur Jean-Bernard Marlin qui ne désirait pas d’acteurs professionnels.
    • César du meilleur réalisateur : Jacques Audiard (et de trois !) pour Les frères Sisters.
    • César du meilleur premier film : Shéhérazade de Jean-Bernard Marlin.
    • César du meilleur film étranger : Une affaire de famille de Hirokazu Kore-eda. Petite déception de ne pas voir Girl de Lukas Dhont sacré.
    • César du meilleur film documentaire : Ni juge, ni soumise d’Yves Hinant, Bertrand Faivre et Jean Libon. Je vous le recommande très vivement, pour son côté voyeuriste sans être malsain, ainsi que pour le franc-parler et la gouaille de la juge Anne Gruwez.
    • César de la meilleure photographie : Benoît Debie pour Les frères Sisters.
    • César du meilleur son : Cyril Holtz, Brigitte Taillandier et Valérie Deloof pour Les frères Sisters.
    • César de la meilleure musique originale : Romain Greffe, Vincent Blanchard pour Guy.
    • César du meilleur montage : Yorgos Lamprinos pour Jusqu’à la garde.
    • César des meilleurs décors : Michel Barthélémy pour Les frères Sisters.
    • César des meilleurs costumes : Pierre-Jean Larroque pour Mademoiselle de Joncquières.

    Meilleurs moments

    Malgré un Kad Merad pas très fin ni subtil en maître de cérémonie, la soirée a tout de même été ponctuée de quelques bons moments. Le meilleur d’entre eux restera sans doute l’arrivée de Laurent Lafitte, venu remettre le César du meilleur premier film, et qui a déclenché l’hilarité de la salle ainsi que la perplexité des internautes. En effet, son maquillage plus vrai que nature donnait l’effet de chirurgie esthétique pour le moins abusive.

    Cette soirée fût aussi celle des hommages avec celui bien entendu destiné à Michel Legrand, qui aurait toutefois pu être un peu plus marquant compte tenu de l’envergure de l’artiste, mais aussi avec celui, vibrant, consacré par Eddy de Pretto à Charles Aznavour.

    Et l’on ne peut évidemment pas parler d’une cérémonie des Césars sans parler du César d’honneur. Cette année, c’est le mythique Robert Redford qui était célébré salle Pleyel, ne manquant pas de rappeler dans son discours combien la France lui tient à cœur en tant qu’artiste.

    En espérant que cet article vous a plu, à l’année prochaine pour une autre cérémonie des Césars 🎭

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    Articles culture Littérature

    Le crime de l’Orient-Express

    J’avais envie aujourd’hui de parler d’un grand classique de la littérature policière. Un livre qui m’a marquée la première fois que je l’ai lu, adolescente. Qui continue d’ailleurs de me faire voyager encore et toujours. Vous l’avez sûrement déjà lu, peut-être à l’école, ou du moins avez-vous peut-être déjà vu une adaptation télévisée ou au cinéma. Alors, je vous l’avoue, j’ai quelque peu hésité à écrire cet article. À quoi bon parler d’une histoire que tout le monde connaît ? D’autant plus que je vous avais déjà écrit une chronique à propos d’un livre d’Agatha Christie ici. Mais, partant du principe que les grands classiques sont parfois ceux que l’on connaît véritablement le moins, j’ai persisté (ne m’en voulez pas trop 😉). Et, afin tout de même de varier, je ne me suis pas intéressée uniquement au roman, mais également à ses principales adaptations ainsi qu’à son influence pharaonique dans la culture populaire. Bonne lecture !

    Le roman

    Je m’en vais tout de même avant tout vous résumer l’histoire. Le célèbre détective belge Hercule Poirot vient tout juste de régler une importante affaire à Alep. Il espère enfin pouvoir s’accorder quelques jours de vacances bien méritées dans la ville. C’était sans compter évidemment sur la masse de travail qui l’assomme habituellement – qui n’a jamais été détective ne peut pas comprendre. En effet, à peine a-t-il le temps de déposer ses bagages qu’un télégramme lui parvient de Londres : on l’y attend d’urgence. Afin de rentrer rapidement au pays, une seule solution : l’Orient-Express. Ce train grandiose et luxueux capable de rallier Stamboul à Calais en seulement quelques jours. Je vous mets d’ailleurs plus bas dans l’article de plus amples informations à ce sujet pour ceux d’entre vous qui, comme moi, ont les yeux qui brillent devant ce genre de machines.

    Dans le train l’emmenant à Stamboul, d’où démarre l’Orient-Express, Hercule Poirot fait la connaissance de Mary Debenham et du colonel Arbuthnot. Ces deux-là prétendent mordicus ne s’être jamais rencontrés avant, et pourtant Poirot surprend entre eux une conversation qui laisserait supposer tout l’inverse. Son intrigue grandit encore lorsque, une fois arrivés, il découvre que tous deux feront le reste du voyage avec lui. Tous les compartiments sont d’ailleurs occupés, ce qui est curieux en cette saison. Peu importe, le périple peut maintenant commencer. Et l’Orient-Express démarre.

    Comme le fait remarquer Poirot à son ami Monsieur Bouc, directeur de la société des Wagons-Lits, il y a là à bord de ce convoi des gens de tous âges, de toutes nationalités et de tous caractères. Et tous ces gens, l’espace de quelques jours, vont manger et dormir sous le même toit. Parmi les passagers, se trouve un dénommé Ratchett, un Américain à l’air important qui se déplace en compagnie de son secrétaire, Hector MacQueen. Si son allure générale dégage plutôt une impression agréable, le détective ne manque pas de remarquer ses petits yeux cruels. Lorsque Ratchett lui confie donc craindre pour sa vie et lui demande d’assurer sa protection, Poirot refuse poliment : « Pour tout vous dire Monsieur, votre tête ne me revient pas. ».

    Or, il se trouve que, la nuit même, Ratchett est sauvagement assassiné par arme blanche. Douze coups de couteau dans la poitrine, qui semblent étrangement avoir été portés par plusieurs personnes différentes. La porte du compartiment était verrouillée de l’intérieur. L’assassin est forcément l’un des passagers. Pour ne rien arranger à la situation, le train est bloqué par la neige en pleine Yougoslavie, ce qui rend l’intervention de la police impossible. C’est donc dans ces conditions que l’enquête du célèbre détective Hercule Poirot commence.

    Très vite, il se rend compte que certains indices présents sur le lieu du crime sont pour ainsi dire trop beaux pour être vrais. Cela semble en effet impossible qu’un assassin commette tant de maladresses, comme par exemple oublier son cure-pipe ou son mouchoir à côté du cadavre. Les interrogatoires des différents voyageurs semblent également pipés, comprenant trop de faux-semblants et de contradictions. Mais un petit détail retient l’attention du détective : un petit bout de papier mal brûlé sur lequel figurent ces mots : « Souvenez-vous de la petite Daisy Armstrong »

    La suite, je vous laisse la découvrir par vous-même… Agatha Christie réussit grâce à cette intrigue mythique à marquer définitivement de sa plume l’histoire du roman policier. Le livre fût publié pour la première fois en 1934. À cette époque, l’auteure anglaise avait déjà connu le succès, avec notamment La mystérieuse affaire de Styles ou encore Le train bleu (le thème du chemin de fer étant visiblement l’une de ses thématiques récurrentes), mais jamais elle n’avait atteint ce niveau de popularité.

    Adaptations

    Nombre de réalisateurs s’inspirèrent de l’histoire, autant pour la télévision que le cinéma. Récemment, c’est Kenneth Branagh qui adapta le roman sur grand écran, campant lui-même Hercule Poirot. J’ai pour ma part trouvé le film très moyen, pas très fidèle au roman et à l’univers créés par Agatha Christie. Les acteurs me sont apparus peu convaincants, d’un Poirot beaucoup trop intrépide et aventureux, à une Michelle Pfeiffer figée et trop théâtrale à mon goût. Les décors, bien qu’impressionnants, sentaient le fond vert à plein nez. Ce n’est donc pas cette adaptation que je tiens à vous conseiller, bien que la bande-originale vaille le détour.

    La réinterprétation de cette histoire qui me semble être la plus juste et la plus fidèle est celle pour la télévision anglaise réalisée par Philip Martin. Dans le rôle du détective, on retrouve cette fois-ci David Suchet, qui est et reste à mon sens le meilleur acteur l’ayant incarné. Je vous recommande d’ailleurs toute cette série, toujours très réussie.

    L’Orient-Express

    On le sait peu, mais la création de ce train luxueux et devenu mythique qu’est l’Orient-Express revient de droit à un Belge. Georges Nagelmackers, banquier et ingénieur liégeois, a l’idée depuis un moment déjà de révolutionner le domaine du voyage. En 1867, lors d’un séjour aux États-Unis, il découvre les sleeping-cars américains, conçus par l’industriel George Pullman. Technologiquement parlant, ces derniers sont sans aucun doute bien plus avancés, plus rapides aussi, que leurs homologues européens. Cependant, ils sont de l’avis général également bien moins confortables. D’autre part, Nagelmackers découvre les aménagements luxueux des paquebots transatlantiques. Tout ce faste, cette décoration et ce personnel au service des voyageurs l’impressionnent. C’est de cette combinaison des deux que naît l’Orient-Express.

    Trajets effectués par l’Orient-Express entre 1921 et 1939

    L’Orient-Express, ce train qui en a fait rêver plus d’un. Plus chic que le TGV, plus cher que même l’avion. Dès sa création en 1883, il relie Paris à Vienne, avant que les dirigeants de la Compagnie des Wagons-Lits, enorgueillis de leur succès, décident de voir plus grand encore et effectuent dès la fin de la Première Guerre mondiale quelques changements de parcours. Désormais, ce n’est plus seulement la vieille Europe de l’Ouest que le prestigieux convoi ralliera, mais aussi Budapest, Bucarest, Athènes, Belgrade, pour finir son trajet à Constantinople, l’Istanbul d’alors.

    Exemple de menu servi à bord

    À cette époque, qui signe donc l’apogée de l’Orient-Express, il n’est pas rare que de nombreux passagers de marque viennent de temps à autre s’y inviter. Parmi les riches et célèbres ayant posé bagages dans l’un de ces compartiments, citons donc le roi des Belges Léopold II, qui avait auparavant contribué à la naissance de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits en apportant son soutien à Nagelmackers. Le monarque convie de nombreuses autres têtes couronnées au voyage. L’Orient-Express acquiert donc à cette occasion le surnom de « roi des trains, train des rois ». Parmi les autres passagers notoires, on peut aussi remarquer la présence de Josephine Baker, Coco Chanel, Jean Cocteau, Tolstoï, Ernest Hemingway, Agatha Christie bien sûr (qui y passa même une lune de miel !), Albert Einstein ou encore Sigmund Freud. L’aventurier Lawrence d’Arabie l’emprunta également lors de l’un de ses nombreux périples. Marlene Dietrich y rejoignait certains de ses amants, dont Jean Gabin. Le sultan Abdülhamid II transforma le temps de quelques jours le train en véritable harem pour lui et ses nombreuses femmes.

    Après deux guerres mondiales et une guerre froide, force fût de constater que l’Orient-Express avait quelque peu perdu de son panache et de sa renommée. L’arrêt définitif du train est signé en 1977. Néanmoins, en 1982, la société britannique Belmond rachète et restaure une partie des compartiments du convoi d’origine, et propose de faire revivre à ceux qui le souhaitent – et en ont les moyens – l’expérience fastueuse. Le Venise-Simplon-Orient-Express, toujours en circulation aujourd’hui, permet de rallier Londres, Venise et Vérone via Paris, plus rarement Budapest, Berlin, Vienne et Prague. Une fois par an, le train renoue avec le trajet originel en poussant le voyage jusqu’à Istanbul. L’immersion est totale puisque le confort présent à bord est rigoureusement celui de l’époque : ni douche, ni climatisation, ni WIFI, et le chauffage est toujours assuré par d’antiques poêles à charbon.

    J’espère que cet article un peu différent de d’habitude vous aura plu et à bientôt ! 🎭

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    Le parfum ou l’histoire d’un meurtrier, Patrick Süskind

    Jean-Baptiste Grenouille. Ou l’histoire d’un être vil et ingrat qui parvient à dominer le monde. Son nom, pas besoin d’avoir lu Le Parfum pour le connaître, tant il fait partie désormais de la Pléiade populaire, celle des mémoires, celle de la littérature accessible. C’est le récit de la vie d’une créature plus que d’un humain, une créature dénuée de sentiments, qui vit grâce aux odeurs. Son seul moyen d’expression, c’est son nez. Bien sûr, cet organe nous permet à tous de respirer, de sentir, de nous maintenir en vie, en somme. Mais pour Grenouille, l’ignoble Grenouille, le nez permet de saisir l’essence de la vie, la seule chose vraiment valable en son monde.

    L’histoire de ce nez commence donc un matin de l’an de grâce 1738, au cimetière des Innocents, faisant alors office de marché aux poissons. Là, une femme met littéralement bas :

    Et quand les douleurs se précisèrent, elle s’accroupit et accoucha sous son étal, tout comme les autres fois, et trancha avec son couteau à poisson le cordon de ce qui venait d’arriver là.

    Ironie du sort, l’enfant qui naquit dans ce qui fût sûrement l’endroit le plus puant de Paris, était destiné à n’avoir toute sa vie aucune odeur corporelle. Cet handicap, car c’en est un, le condamne à n’être toujours qu’un paria, rejeté dès l’enfance par les humains « normaux » qui, eux, fleurent bon la transpiration, le sang, voire l’urine. Cependant, il s’accroche à la vie, Patrick Süskind le comparant même régulièrement à une tique ayant délibérément choisi son existence de parasite. Car Grenouille n’est pas touché par les moqueries dont il est l’objet. La seule chose vraiment importante pour lui, seule chose aussi qu’il ne possède pas, ce sont les odeurs.

    Comme évoqué plus haut, Grenouille est doté d’un organe olfactif exceptionnel. Un nez capable de retracer l’origine d’une senteur, d’en décortiquer les moindres fragrances, formant ainsi une sorte de bibliothèque mentale des odeurs. Un soir, il en distingue une parmi toutes celles qui peuplent la ville, indicible. Pour la première fois de sa vie, il ressent une émotion, le besoin irrépressible de posséder cette odeur. Au fond d’une cour, une jeune fille rousse est en train d’éplucher des mirabelles. C’est elle qui sent si bon, c’est elle qui rend Grenouille fou. Il la tue. Et Jean-Baptiste trouve donc sa voie.

    Et comme tous les scélérats de génie à qui un événement extérieur trace une voie droite dans le chaos de leur âme, Grenouille ne dévia plus de l’axe qu’il croyait avoir trouvé à son destin. Il comprenait maintenant clairement pourquoi il s’était cramponné à la vie avec autant d’obstination et d’acharnement : il fallait qu’il soit un créateur de parfums. Et pas n’importe lequel. Le plus grand parfumeur de tous les temps.

    Le lecteur suit alors le fil de ses pérégrinations, de son apprentissage chez le maître parfumeur Giuseppe Baldini (dont il redresse le chiffre d’affaires alors en chute libre), jusqu’à son séjour de sept ans reclus dans une grotte du Plomb du Cantal, en Auvergne.

    On en arrive là au moment le plus passionnant de l’histoire. Celui de l’arrivée de Grenouille à Grasse, capitale mondiale du parfum. Il y travaille comme assistant, mais très vite, Jean-Baptiste à une autre idée en tête. Les fleurs, les fruits, les plantes, tout ça c’est bon pour ceux qui manquent d’ambition. Lui, il voit plus grand. Lui, il veut s’approprier les odeurs humaines, plus particulièrement celles des jeunes filles vierges. Commence alors une longue série de meurtres, terrorisant la ville, qui n’auront au final qu’un seul but : dominer le monde.

    C’est un livre violent d’impudeur et d’horreur. L’histoire d’un fou, certes, mais dont le crime au départ a été d’être différent. On assiste, fasciné, à l’ascension vengeresse de Grenouille, au développement de la haine à l’état pur, la haine des sentiments, des autres, la haine de l’humanité tout simplement. C’est aussi une fable à dimension fantastique dans tous les sens du terme. Patrick Süskind en est le chef d’orchestre, et quel auteur il fait pour être capable d’imaginer une telle aventure !

    À aucun moment de la lecture, et bien que Grenouille soit le héros du livre, je n’ai réussi à éprouver la moindre empathie pour ce personnage. Elle est aussi là, la force de l’auteur, parvenir à créer un protagoniste si écœurant et repoussant, tout en gardant l’attention du lecteur jusqu’au bout, tout en suscitant l’envie de savoir ce qui lui arrive. La scène de l’asservissement du peuple par Grenouille, suivie par le délire et l’orgie qui s’emparent de tout le monde est éblouissante de folie, de beauté littéraire pure.

    Je pourrais continuer longtemps mais je préfère ici vous donner la parole à vous. L’avez-vous lu ? Et si oui, puisqu’il s’agit d’un livre dur et fort controversé, l’avez-vous aimé ? Cela vaut-il la peine de regarder le film qui en a été tiré ?

    Merci de votre lecture et à très bientôt sur le blog et sur Instagram ! 🎭

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    Aznavour au cinéma : viens voir le comédien

    La nouvelle est tombée hier, comme un couperet aiguisé qui serait venu trancher net une certaine vision de l’immortalité. Si les hommages en chansons pleuvent, si les mots du poète sont exhumés en masse, si l’on a tous en tête un petit air que même les moins de 20 ans connaissent encore, qu’en est-il du cinéma ?

    Il est vrai qu’aujourd’hui, le chanteur Aznavour a pris le pas sur l’acteur. Et pourtant (je n’aiiiime que toi, et pourtant), le 7ème art était tout autant que la musique l’une de ses premières amours. J’aimerais donc vous proposer ici un hommage un peu différent, basé sur les films et sur la carrière d’acteur de Monsieur Charles, un hommage somme toute assez modeste mais qui me tient à cœur.

    1. Tirez sur le pianiste, de François Truffaut

    En 1960, le réalisateur phare de la French New Wave lui offre le rôle principal de son film. Il s’agit là pour Aznavour d’interpréter un personnage comique, loin de l’image du chanteur sérieux et grave qui lui colle à la peau. Il y incarne donc Charlie Kohler, pianiste de bar timide et sympathique mais ayant quelques démêlés avec des gangsters notoires. C’est d’ailleurs grâce à ce film que l’acteur connaîtra une renommée grandissante aux Etats-Unis.

    2. Le Tambour, de Volker Schlöndorff

    Si ce film et son réalisateur ne vous disent rien, pas d’inquiétude. Je ne les ai pas choisi pour leur notoriété mais bien parce qu’Aznavour y tient un second rôle, aujourd’hui peut-être oublié. Pourtant, ce sera là son premier rôle largement acclamé par la critique, le faisant passer du statut de chanteur qui joue à l’acteur au statut d’acteur véritable. Notons également que ce film, relatant l’histoire d’un petit garçon refusant de grandir sous le régime nazi, obtint en 1980 l’Oscar du meilleur film étranger ainsi que la Palme d’Or du festival de Cannes en 1979 (ex-æquo avec un certain Apocalypse Now).

    3. Les fantômes du chapelier, de Claude Chabrol

    Aznavour y incarne en 1982 le rôle d’un modeste tailleur d’origine arménienne, Kachoudas. Ce dernier tient boutique en face de chez un riche chapelier, Léon Labbé (joué par Michel Serrault) considéré comme notable de la ville. Mais lorsque Kachoudas se rend compte que Labbé est en réalité l’étrangleur de vieilles dames qui terrifie la population et nargue la police, il n’ose le dénoncer, étant sans cesse ramené à ses origines étrangères et à son rang social. Magnifique film de Chabrol, l’une des meilleures adaptations d’un roman de Georges Simenon.

    4. Le testament d’Orphée, de Jean Cocteau

    Il fait dans ce film une brève apparition et est crédité au générique de fin comme étant le curieux. Ce n’est donc pas une œuvre majeure de sa carrière mais ça la résume bien. Le curieux.

    Ici avec Jean Cocteau et Yul Brynner

    5. Paris au mois d’août, de Pierre Granier-Deferre

    Henri Plantin est un simple vendeur à la Samaritaine. Il est contraint l’été de rester à Paris travailler, tandis que sa femme et ses enfants partent passer les vacances dans le Sud. Mais pendant que le chat n’est pas là, même la plus docile des souris danse. Henri tombe amoureux de Patricia, mannequin de mode. Ensemble, ils découvriront Paris au mois d’août.

    Ici la chanson du film interprétée par Aznavour lui-même

    6. Un taxi pour Tobrouk, de Denys de la Patellière

    Durant la Seconde Guerre Mondiale, 4 soldats français réunis par le hasard partent en road movie à travers le désert africain, accompagnés de leur prisonnier allemand avec qui ils finissent par sympathiser. Ce film est bien sûr absolument culte, ainsi que ses acteurs, Lino Ventura, Maurice Biraud, Hardy Krüger, et donc Charles Aznavour.

    Et l’on pourrait continuer longtemps, surtout lorsque l’on sait que Charles Aznavour compte au total plus de 80 films à sa filmographie. Je m’arrêterai là, ne souhaitant pas faire de l’excès de zèle. Un dernier mot : merci Monsieur Charles, merci pour tout, merci d’avoir donné au mot éternité ses lettres de noblesse.

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    Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive, C. Donner

    A vrai dire, cette lecture est purement le fruit du hasard. Je me promenais dans une jolie petite rue commerçante de Liège (chez moi, en Belgique) lorsque j’ai repéré, devant une librairie que je ne connaissais que de vue, un étal exclusivement fourni en livres d’occasion. Bien que je ne sois pas une grande adepte des brocantes et autres vide-greniers, j’ai toujours trouvé que ces ouvrages, parfois cornés, jaunis, avaient un charme fou. Je m’y suis donc intéressée de plus près et je dois dire que c’est avant tout le titre, pour le moins intrigant, de ce livre qui fit que je l’achetai.

    Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive

    Cette formule, si comme moi vous ne la connaissiez pas, a été prononcée par Orson Welles. Le réalisateur voulait ici parler des acteurs et de toutes personnes travaillant dans le milieu du cinéma. Quiconque exerce un métier de cinéma mérite tout ce qui lui arrive. La preuve nous en est donc donnée par Christophe Donner.

    L’histoire se présente sous la forme d’un roman, bien qu’elle soit à l’évidence presqu’entièrement factuelle car inspirée, notamment, des remarquables Mémoires du réalisateur Claude Berri. Les personnages, les situations, les films, tout est réellement arrivé et c’est fascinant. Nous voici donc ramenés dans les années 60, en pleine Nouvelle Vague, l’âge d’or du cinéma français selon certains. Trois hommes joueront à cette période un rôle crucial dans ce milieu : Claude Berri, Jean-Pierre Rassam et Maurice Pialat. Trois amis au départ, bien que différents, qui deviendront très vite beaux-frères ennemis. Anne-Marie, la sœur adorée de Rassam, épouse Berri, dont la propre sœur, Arlette Langmann, couche avec Pialat.

    Le récit est celui de l’ascension de ces trois hommes. Claude Berri, réalisateur maudit dont la vocation est, pense-t-il, de faire un cinéma autobiographique alors que personne ne s’intéresse à sa vie (il ne deviendra que plus tard le cinéaste que l’on connaît tous). Maurice Pialat qui galère, fait des caprices de stars et est sur le point de révolutionner le 7ème art avec son film Nous ne vieillirons pas ensemble. Et surtout Rassam, Jean-Pierre Rassam, peut-être le moins connu des trois, mais le plus important dans cette histoire. Ce fils de diplomate libanais, millionnaire si ce n’est plus, devenu par audace -par hasard diront certains- le plus grand producteur de films de l’époque.

    Rassam et Carole Bouquet, mari et femme à l’époque

    Ce livre est véritablement une immersion dans le cinéma de l’époque, qui n’est peut-être pas si différent de celui de maintenant. Drogue, coucheries, neuvaines pour Rassam, qui y laissera d’ailleurs sa peau puisqu’on le retrouvera mort en 1985 au domicile de sa femme de l’époque, Carole Bouquet. Flops successifs pour Berri, qui depuis le triomphe de son film Le vieil homme et l’enfant et après avoir été considéré comme le juif par excellence du cinéma français, tente tant bien que mal de produire un nouveau chef-d’œuvre. Montagnes russes émotionnelles pour le désagréable Pialat, qui peste à l’idée de ne pas obtenir de Palme d’or.

    Jean Yanne et Jean-Pierre Rassam en 1973

    Autour de ces trois-là, gravitent les stars de l’époque, tous ceux qui aujourd’hui sont considérés comme des icônes. Godard (l’auteur nous livre d’ailleurs mine de rien une analyse très pertinente de son œuvre), Macha Méril, Jean Yanne (rendu plus savoureux que jamais, plus vrai que nature) qui s’apprête à réaliser lui aussi son chef-d’œuvre culte Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil… Ce qui fait le réel charme de ce livre c’est donc justement de retrouver les stars de nos films préférés en personnages de roman, mais aussi les dialogues incisifs, le style très cynique parfois de l’auteur, mais surtout l’univers de ce 7ème art-là, qui, j’en suis sûre, vous a déjà fait rêver plus d’une fois.

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    Les vieux fourneaux

    Aujourd’hui, parlons peu mais parlons bien, d’un film surprenant au casting absolument exceptionnel ; j’ai nommé, « Les vieux fourneaux ».

    Tout commence à l’enterrement de Lucette. Pierrot et Mimile viennent soutenir leur vieil ami Antoine pour les obsèques de sa femme, femme attachante, ayant travaillé tout comme son mari aux usines Garan-Servier dans sa jeunesse. Mais sa vraie passion à Lucette, c’était les marionnettes et son fameux théâtre, bien connu dans la région, du « Loup en slip ». Les retrouvailles des trois compères en ces circonstances pas très réjouissantes pourraient être somme toute assez banales, si Antoine, en triant les affaires de sa défunte femme, n’était pas tombé sur une lettre datant d’il y a cinquante ans, prouvant que Lucette le trompait avec le patron de l’usine, le vil Garan-Servier en personne ! S’ensuit alors un périple rocambolesque qui voit partir tout d’abord Antoine et son fusil, décidés à en découdre une bonne fois pour toutes avec le trompeur, et à sa poursuite, Mimile et Pierrot, entraînant avec eux la petite-fille d’Antoine, la douce Sophie enceinte jusqu’aux yeux. Direction : la propriété en Toscane des Garan-Servier.

    La bande-annonce du film (que vous pouvez retrouver ici) laisse présager une grosse comédie française, pas forcément très fine, avec des blagues qui tachent. Il n’en est rien. On s’attendrait à cela que l’on serait surpris, tant le résultat final est bien plus recherché, bien plus profond. Il y a bien évidemment le plaisir de retrouver à l’écran et réunis, les trois « vieux de la vieille » à savoir Pierre Richard, Eddy Mitchell et Roland Giraud. Le premier est irrésistible en anarchiste convaincu que pas un sou de sa poche ne tombera dans l’arnaque des péages, le second est attachant en vieux beau bien décidé à séduire encore, et le troisième hilarant en mari trompé prêt à commettre un crime passionnel cinquante ans après les faits. Il serait injuste de ne pas mentionner aussi Alice Pol, qui trouve là un de ses meilleurs rôles (et l’on ne peut pas s’empêcher de penser que cela n’a pas dû être facile facile pour elle, entourée de ces monstres du cinéma), et Henri Guybet, à se tordre de rire en vieux gâteux qui a perdu la tête.

    Mais le film est doublé d’une grande réflexion sur le temps qui passe, on s’en doutait, mais aussi, et c’est plus surprenant, sur les erreurs du passé et le fait de les assumer ou au contraire de les cacher et de « faire l’autruche » les concernant. L’usage des marionnettes est très réussi et donne une dimension poétique à l’histoire. Tout comme cette scène au début, dans laquelle le personnage de Roland Giraud déambule dans une vieille photographie noir et blanc représentant sa femme menant une grève syndicaliste. Le genre de scène de cinéma (et de film) que l’on aimerait ne jamais voir se terminer.

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    Littérature

    Les cygnes de la cinquième avenue, Melanie Benjamin

    Attention ovni littéraire ! Un livre pour les passionnés de littérature américaine et de New York à la belle époque.

    Regardez bien cette photo… Lui, vous le connaissez déjà. Peut-être même l’avez-vous lu. Sans doute êtes-vous déjà au courant de quelque fait de sa vie, surtout si vous avez vu le biopic qui lui est consacré et dans lequel Philip Seymour Hoffmann tenait son rôle. Lui, vous l’aurez compris, c’est Truman Capote. Elle, elle s’appelle Babe Paley, et si l’on se souvient peu de son nom aujourd’hui, elle fut dans les fifties l’une de ces femmes qui faisaient New York.

    Ce livre raconte donc la relation amicale tumultueuse mais ô combien passionnée entre ce génie de la littérature et celle qui fut en quelque sorte sa muse, lui inspirant par exemple le personnage de Holly Golightly dans Breakfast at Tiffany’s, brillamment interprété par Audrey Hepburn. Avant d’entamer réellement cette chronique, laissez-moi donc vous les présenter tous deux.

    D’abord, d’abord (comme dirait Brel, car c’est bien vers cela qu’on se dirige) il y a Truman. Dans les années 50, il est un auteur mondain, déjà populaire grâce aux quelques nouvelles publiées dans divers journaux à grand tirage, pas encore vraiment pris au sérieux par la critique, mais persuadé que son heure de gloire viendra avec son chef-d’œuvre (et de fait !). Homosexuel notoire, il partage sa vie avec l’écrivain ténébreux Jack Dunphy, qui réprouve fortement ses frivolités. On invite Truman partout, des dîners de galas aux bals mondains car, même si on le traite de petit pédé dès qu’il a le dos tourné (et il en est conscient), il amuse et divertit le gratin new-yorkais.

    Babe Paley, elle, en fait justement partie de ce gratin new-yorkais. Femme de l’homme d’affaires et fondateur de CBS William S. Paley, elle a à la fois l’argent, la gloire, et surtout la beauté. Elle est la plus populaire des « Cygnes de la cinquième avenue », ces personnalités mondaines guettées à chaque coin de rue par les photographes, et dont font notamment partie Slim Keith, Marella Agnelli et autres Gloria Guinness. Véritable égérie de mode, elle fait régulièrement la couverture de Vogue et ses nouvelles tenues sont décryptées méthodiquement dans la presse.

    C’est donc dans ce décor-là que nos personnages vont faire connaissance. De suite, les deux se sentent magnétiquement attirés l’un vers l’autre, pas sexuellement non, il n’y aura rien de charnel entre eux, mais bien parce que tous deux sentent les failles, les blessures enfouies de l’autre, et s’accordent pour dire qu’ils se comprennent à merveille et se sentent à l’abri de tout jugement en compagnie de leur nouveau confident. Truman sera donc introduit dans le cercle fermé de la Café Society en qualité d’amis proches de ces Cygnes. Il deviendra alors True Heart, surnom repris en cœur par toutes ces femmes ravies de connaître un nouveau sujet de distraction pour leurs soirées, car c’est tout de même vrai qu’il est drôle, Truman, avec ses anecdotes parfois grivoises, dont on fait semblant d’être choquées ! Viendra ensuite De sang-froid, son chef-d’œuvre, et avec lui, comme prévu, la gloire.

    L’histoire retrace donc cette période bénie dans cette ville mythique qu’était alors New York City. C’est le récit d’une amitié rare, profonde, qui laisse des séquelles tant elle est fusionnelle. C’est un hommage à un écrivain de génie et à une femme bouleversante et injustement oubliée. C’est un film. On voit des images d’une netteté troublante, les bulles dans les coupes de champagne, l’éclat des colliers Cartier, Franck Sinatra qui met fin à une fête car il s’y ennuie. C’est une plongée dans un monde de stars, de grands noms restés dans les annales, et c’est l’envers du décor. Ce livre est tout cela à la fois, c’est un mélange de fiction et de réel, on a le vertige rien que d’imaginer que tous ces gens ont existé. C’est une histoire de trahison qui tue, de confiance assassinée. Car Truman va être dépassé par tout cela, en publiant Prières exaucées, il va révéler tous ces secrets, ces confidences dont il était le garant.

    Vous l’aurez compris, c’est un immense coup de cœur pour moi ! Les dialogues sont justes, taillés au cordeau, les personnalités de ces personnages parfaitement retranscrites. Je vous le conseille plus que vivement.

    En espérant avoir réussi à vous donner l’envie de la lecture, à bientôt !

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    Cinéma

    Au poste !

    Critique d’un film qui ne fait aucun bruit, et est pourtant un bijou d’humour absurde et de réflexion cachée.

    Un homme en slip orange, debout sur une botte de paille, au beau milieu d’un champ. Face à lui, des musiciens assis. Lentement, il lève sa baguette et les dirige. La musique retentit, les sirènes des forces de l’ordre aussi. Ainsi commence ce film, ainsi commence notre initiation à l’absurde. Car, durant une heure trente, il ne faudra pas chercher à comprendre. Nous avons juste à nous laisser porter, sans prise de tête et sans trop de réflexion. La réflexion viendra après.

    Un homme, un certain Fugain, campé par le convaincant Grégoire Ludig, se retrouve coincé toute une nuit au poste de police, obligé de subir un interrogatoire pour le moins pénible car il a découvert en bas de chez lui un cadavre. Le fonctionnaire chargé de s’occuper de l’affaire n’est autre que le commissaire Buron, plus que brillant Benoît Poelvoorde, flic solitaire et tenace, bien décidé à en découdre. Commence alors un long huis clos presqu’exclusivement entre les deux hommes où la fatigue et le ras-le-bol mutuels pointent. Mais qui a dit que les huis clos étaient toujours ennuyeux et soporifiques ? Pas Quentin Dupieux, en tout cas.

    Le réalisateur réussit ici un tour de force majeur : celui de parsemer de rebondissements accrocheurs et hilarants un film qui, sans lui, aurait eu l’air statique. Rien ne semble laisser au hasard. Les personnages sont peu nombreux et, mis à part Ludig et Poelvoorde, tiennent des rôles secondaires. Qu’importe ! Ce sont eux qui donnent tout son sel à ce film. Du flic incompétent et bête auquel il manque un œil de naissance (merci les effets spéciaux grossiers qui font eux aussi partie de l’absurde !), au collègue d’en bas qui ramène une huître au commissaire, toutes les apparitions sont savoureuses. Ce film signe également le retour de l’immense Benoît Poelvoorde au sommet de son art. Pour ma part, cela faisait longtemps que je ne l’avais pas autant apprécié dans un rôle. Il est ici tout simplement magistral, quelque part entre le mec exubérant qui en fait trop, et le flic taciturne qui n’en fait pas assez.

    À la fin du film, au moment de sortir de la salle, j’ai surpris une dame dire à son amie : « J’ai pas compris la fin ». Je pense tout simplement que c’est parce qu’il n’y a rien à comprendre sur le moment, il faut laisser les émotions mijoter et réfléchir ensuite. Réfléchir à ce que ce film nous dit sur les relations, sur la société. Alors, si vous voulez un conseil : sur le moment, contentez-vous de rire !

    En espérant que cette chronique vous aura donné envie de voir le film, à bientôt !

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    Littérature

    La daronne, Hannelore Cayre

    Une histoire de shit, de revanche sur la vie, et de tristesse camouflée en nostalgie. Le tout donne un assez bon mélange…

    Elle s’appelle Patience Portefeux. Patience veuve Portefeux, plutôt. Car depuis la mort de son mari adoré lorsqu’elle était encore jeune, la vie n’est plus la même. Elle qui ne manquait de rien, a depuis été obligée de travailler comme interprète judiciaire. En clair, elle traduit les écoutes de l’arabe vers le français pour venir en aide aux services de police. Salaire au black, pas de retraite prévue ni d’argent de côté. Ses petites économies passent au paiement de l’EHPAD de sa mère, juive ayant survécu aux camps de concentration, et qui, aujourd’hui, reconnaît à peine sa fille. Toute sa vie, Patience a attendu. Le prince charmant, qui est arrivé pour ensuite subitement repartir par la faute d’un anévrisme. Son remplaçant, qui lui n’est jamais venu, malgré Philippe, son compagnon flic éperdu d’amour, mais qui n’est pas non plus l’affaire d’une vie. Elle a surtout attendu qu’il lui arrive quelque chose. N’importe quoi, une aventure, comme dans les romans que lisaient sa mère, et qui mettaient en scène une Juive intrépide arrivant pieds nus à Ellis Island prête à faire carrière et sensation aux USA. Mais il se pourrait bien que le vent ait tourné.

    Un jour, elle surprend lors de l’une des écoutes qui lui sont attribuées, un groupe de jeunes Arabes en possession de drogue. De beaucoup de drogue. Sans réfléchir, ni une ni deux, elle les appelle afin de les prévenir que la police est sur leurs traces. Les contraignant alors à abandonner leur chargement au bord d’une route… où elle pourra aller le récupérer. Voilà comment, du statut de veuve irréprochable et de travailleuse émérite, on passe à celui de dealeuse. Et on devient la Daronne.

    C’est l’histoire d’une femme avant tout, de quelqu’un pour qui la vie avait pourtant bien commencé, mais qui du jour au lendemain s’est retrouvé à devoir trimer. Elle raconte sa vie, de son enfance mondaine à son veuvage, de son travail déprimant à sa nouvelle jeunesse. C’est tantôt émouvant, tantôt extrêmement drôle, tant le style est incisif et mordant. On y apprend également beaucoup de choses sur le monde de la justice, l’auteure étant elle-même interprète judiciaire. C’est très jouissif pour le lecteur d’assister à cette joyeuse revanche sur la vie et ses vacheries, car le personnage de Patience est attachant à souhait, notamment parce qu’il est loin de l’idéal de la femme parfaite, qui respecte les lois et est dévouée à ce qu’elle fait. Enfin, il y a aussi dans ce livre une belle réflexion sur l’euthanasie, avec le personnage de la mère de Patience, en état de décrépitude dans son « mouroir » comme l’appelle sa fille.

    Si cette histoire vous intrigue, et si vous voulez savoir pourquoi j’ai ajouté à cette chronique une photo d’Audrey Hepburn, lisez ce joli petit livre!

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    Littérature

    Les âmes grises, Philippe Claudel

    Philippe Claudel trace ici la fresque sombre et cruel d’un village perdu dans la Grande Guerre et de ses habitants, les âmes grises.

    Un patelin en pleine campagne, non loin de la grande ville de V. La Première Guerre Mondiale qui fait rage, au loin, par-delà la colline, et dont on entend à longueur de journée les échos des canons. Cette guerre ne durera pas, c’est sûr. D’ailleurs, ce n’est même pas une guerre, plutôt une bataille. Au village, on vit en marge du conflit, comme dans une bulle. Une bulle de violence sourde, qui n’attend que le moment d’éclater. Et ce point de rupture, il se présente sous la forme du meurtre d’une petite fille. On l’appelait Belle de jour, elle avait huit ans. C’était la fille de l’aubergiste Bourrache.

    Des années plus tard, le policier en charge de l’affaire à l’époque, et dont on ne connaîtra jamais le nom, raconte. Il remonte avant le crime, sculpte la fresque du village, de ce qui en a fait l’histoire. Le Procureur Destinat qui perd sa femme et vit désormais reclus dans ce que l’on appelle le Château. L’instituteur que la guerre a rendu fou, et qui pisse sur le drapeau tricolore devant ses élèves. La jeune Lysia Verhareine nommée pour le remplacer à l’école, qui enchante et subjugue le village entier tant elle est belle. Si belle que personne ne remarque jamais ce sourire mélancolique et déjà absent qui se dessine sur ses lèvres quand elle ne se sent pas observée. Les premiers blessés de guerre qui affluent à l’hôpital de la ville, et avec eux les premiers drames. Tout cela, il le raconte. Sans omettre sa propre tragédie à lui, la mort en couches de sa femme, sa douce Clémence. Et tous ces événements viennent s’assembler, s’emboîter comme dans un puzzle dont il manquera à jamais quelques pièces. Pour finalement mener au meurtre de Belle de jour. S’il le raconte, c’est qu’il sait, qu’il a deviné plutôt, qu’à force de psychologie et d’obsession, il a trouvé le coupable. Mais il ne le dira pas, d’ailleurs à quoi bon, la plupart des protagonistes sont morts. Alors il l’écrit.

    C’est une belle histoire que nous offre là Philippe Claudel, une histoire de passions à jamais éteintes, d’actes manqués et de regrets. Une histoire qui nous dit que nous sommes tous des âmes grises, ni toutes blanches, ni toutes noires. L’atmosphère est lourde, presque étouffante, c’est celle d’un village qui se meurt, lentement mais sûrement, et que même la guerre tient à éviter. Il faut vous prévenir si vous ne l’aviez pas déjà compris, ça n’est pas gai, pas gai du tout même. Mais qu’est-ce que c’est bien écrit ! Le style de l’auteur est ici à son apothéose, bien plus, je trouve, que dans La petite fille de Monsieur Linh, dont vous pouvez retrouver la critique ici. Quoi qu’il en soit, Philippe Claudel prouve, si besoin était, qu’il reste indéniablement l’une des figures de proue de la littérature française contemporaine, et qu’il faudra encore composer avec lui. (À noter que le roman a également connu une adaptation au cinéma, grâce au film d’Yves Angelo avec, entre autres, Jacques Villeret et Jean-Pierre Marielle.)

    Le summum de ce livre réside en sa fin, troublante d’émotions mais aussi de cruauté et d’horreur. C’est compliqué de clore sa chronique, car il faut être à la hauteur. Je vous laisse donc avec cette magnifique phrase qui en est tirée, et qui résume assez bien, je trouve, l’idée générale de l’histoire.

    « Il est reparti dans ses regrets, et m’a laissé dans les miens. Je savais, comme lui sans doute, qu’on peut vivre dans les regrets comme dans un pays. »

    Lisez ce livre absolument sublime, et n’hésitez pas à me donner votre avis à ce sujet. D’ici là, à bientôt sur la Culturothèque du Masque !