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Littérature

Les âmes grises, Philippe Claudel

Philippe Claudel trace ici la fresque sombre et cruel d’un village perdu dans la Grande Guerre et de ses habitants, les âmes grises.

Un patelin en pleine campagne, non loin de la grande ville de V. La Première Guerre Mondiale qui fait rage, au loin, par-delà la colline, et dont on entend à longueur de journée les échos des canons. Cette guerre ne durera pas, c’est sûr. D’ailleurs, ce n’est même pas une guerre, plutôt une bataille. Au village, on vit en marge du conflit, comme dans une bulle. Une bulle de violence sourde, qui n’attend que le moment d’éclater. Et ce point de rupture, il se présente sous la forme du meurtre d’une petite fille. On l’appelait Belle de jour, elle avait huit ans. C’était la fille de l’aubergiste Bourrache.

Des années plus tard, le policier en charge de l’affaire à l’époque, et dont on ne connaîtra jamais le nom, raconte. Il remonte avant le crime, sculpte la fresque du village, de ce qui en a fait l’histoire. Le Procureur Destinat qui perd sa femme et vit désormais reclus dans ce que l’on appelle le Château. L’instituteur que la guerre a rendu fou, et qui pisse sur le drapeau tricolore devant ses élèves. La jeune Lysia Verhareine nommée pour le remplacer à l’école, qui enchante et subjugue le village entier tant elle est belle. Si belle que personne ne remarque jamais ce sourire mélancolique et déjà absent qui se dessine sur ses lèvres quand elle ne se sent pas observée. Les premiers blessés de guerre qui affluent à l’hôpital de la ville, et avec eux les premiers drames. Tout cela, il le raconte. Sans omettre sa propre tragédie à lui, la mort en couches de sa femme, sa douce Clémence. Et tous ces événements viennent s’assembler, s’emboîter comme dans un puzzle dont il manquera à jamais quelques pièces. Pour finalement mener au meurtre de Belle de jour. S’il le raconte, c’est qu’il sait, qu’il a deviné plutôt, qu’à force de psychologie et d’obsession, il a trouvé le coupable. Mais il ne le dira pas, d’ailleurs à quoi bon, la plupart des protagonistes sont morts. Alors il l’écrit.

C’est une belle histoire que nous offre là Philippe Claudel, une histoire de passions à jamais éteintes, d’actes manqués et de regrets. Une histoire qui nous dit que nous sommes tous des âmes grises, ni toutes blanches, ni toutes noires. L’atmosphère est lourde, presque étouffante, c’est celle d’un village qui se meurt, lentement mais sûrement, et que même la guerre tient à éviter. Il faut vous prévenir si vous ne l’aviez pas déjà compris, ça n’est pas gai, pas gai du tout même. Mais qu’est-ce que c’est bien écrit ! Le style de l’auteur est ici à son apothéose, bien plus, je trouve, que dans La petite fille de Monsieur Linh, dont vous pouvez retrouver la critique ici. Quoi qu’il en soit, Philippe Claudel prouve, si besoin était, qu’il reste indéniablement l’une des figures de proue de la littérature française contemporaine, et qu’il faudra encore composer avec lui. (À noter que le roman a également connu une adaptation au cinéma, grâce au film d’Yves Angelo avec, entre autres, Jacques Villeret et Jean-Pierre Marielle.)

Le summum de ce livre réside en sa fin, troublante d’émotions mais aussi de cruauté et d’horreur. C’est compliqué de clore sa chronique, car il faut être à la hauteur. Je vous laisse donc avec cette magnifique phrase qui en est tirée, et qui résume assez bien, je trouve, l’idée générale de l’histoire.

« Il est reparti dans ses regrets, et m’a laissé dans les miens. Je savais, comme lui sans doute, qu’on peut vivre dans les regrets comme dans un pays. »

Lisez ce livre absolument sublime, et n’hésitez pas à me donner votre avis à ce sujet. D’ici là, à bientôt sur la Culturothèque du Masque !